Joseph Nechvatal <Contaminations>

par Danielle Delouche

 

 

 

La prŽsentation du travail de Joseph Nechvatal forme donc le quatrime volet de notre programmation qui a tentŽ cette annŽe d'Žclairer les stratŽgies et les enjeux de ces nouveaux territoires, aux frontires poreuses, que dessinent les rapports complexes, parfois conflictuels, de l'art de la science et des technologies.

 

En 1998, Beaux-Arts Magazine, baromtre de l'air du temps, consacrait dans son numŽro de novembre une enqute aux "Images numŽriques" avec pour sous-titre "nouvelle mode ou nouveau monde ?". Dans son article Natacha Wolinsky faisait valoir les rŽticences du moment et les divisions du milieu face ˆ l'irruption dans le champ de l'art de ces nouvelles images "contaminant le rŽel et le virtuel". RŽactivant le vieux dŽbat sur la relation des images ˆ la vŽritŽ et l'ancestrale peur de confondre le rŽel avec sa simulation, l'art numŽrique suscitait alors, et toujours un peu, fascination et inquiŽtude.

 

En reposant avec acuitŽ la question du statut de l'artiste et du statut de l'Ïuvre, en dŽmatŽrialisant la relation de contigu•tŽ avec l'objet photographiŽ, l'image numŽrique, qui est une abstraction logique, "une anti-trace, une anti-mŽmoire", souligne Edmond Couchot*, n'ayant de fait plus d'attache avec le rŽel, a coupŽ l'histoire en deux et a introduit une rŽvolution, toujours en cours, dans l'ordre du percevoir et du concevoir, dans notre commerce avec le rŽel.

 

Si l'originalitŽ de la crŽation numŽrique continue d'tre ‰prement discutŽe, tant "il est facile de devenir prisonnier d'une esthŽtique par dŽfaut qui existe au niveau mme de la technique", la question est moins de savoir, poursuit Edmond Couchot, "si un art technologique est possible, mais comment la technologie change l'art".

 

La mutation de l're industrielle ˆ l're Žlectronique a permis de passer du monde analogique, aux capacitŽs restreintes, ˆ un univers numŽrique en expansion au potentiel spŽculatif a priori inŽpuisable. Il est impossible, en effet, d'ignorer la force transformatrice actuelle des technologies. Impossible de ne pas se rendre compte que se sont par la mme, tous les systmes de reprŽsentation, tous les modles et fondements culturels, ˆ la base de toute "fantasmatique collective" qui sont rŽquisitionnŽs et transmutŽs ?".

 

Aujourd'hui, des artistes, des artistes chercheurs et enseignants, des scientifiques-artistes inventent non seulement des nouvelles formes de reproduction mais aussi de production, font surgir des "objets" hybridŽs interactifs, mŽtissant des disciplines et des cultures diffŽrentes. Quelques uns, en tentant d'Žlaborer un discours personnel, explorent et subvertissent les potentiels critiques et technologiques des nouveaux mŽdias. D'aucuns, font du numŽrique tant™t l'outil d'une relecture et/ou d'une dŽconstruction dynamique des mŽdiums dits traditionnels, comme la peinture, tant™t l'instrument emblŽmatique d'une dŽnonciation ou d'une Žnonciation apologŽtique ou simplement ludique voire ironique, de la manipulation et mutation des corps et des esprits.

 

Aujourd'hui, les pratiques artistiques se trouvent confrontŽs ou choisissent de se confronter au double jeu des outils technologiques, ˆ l'ambivalence des possibles qu'ils ouvrent, au double mouvement de vŽnŽration et de peur qu'ils suscitent, aux questions dŽcisives qu'ils soulvent sur la pluralitŽ, la libertŽ d'expression, sur l'identitŽ, la diffŽrence, l'uniformisation et plus globalement sur la nature mme et

le devenir du vivant.

 

Autant d'ambivalences d'interrogations que l'on retrouvent inscrites au cÏur mme du projet artistique de Joseph Nechvatal.

 

Dans cette constellation que forme aujourd'hui l'art numŽrique, le travail de Joseph Nechvatal, qui est devenu une rŽfŽrence en la matire, demeure atypique, parce que Žminemment polysŽmique et critique.

 

Refusant toute position binaire, l'artiste dialectise les contraires, les paradoxes du temps. Docteur en philosophie de l'art et des nouvelle technologies, Joseph Nechvatal observe en philosophe et agit en artiste.

 

Ce qu'il mne: avant tout une rŽflexion sur l'art, donc sur la sociŽtŽ, ses outils et ses ordres symboliques.

 

Son projet, parce que bien conu, s'Žnonce clairement la contamination de la tradition de la peinture sur toile par les technologies digitales.

 

Que contamine ainsi l'artiste, l'ancien et le nouveau, le rŽel et le virtuel.

 

Mais au delˆ que contamine fondamentalement l'artiste, l'utopie promŽthŽenne de l'immortalitŽ, celle de l'homme-dieu.?

 

En injectant des virus, en organisant des simulations, l'artiste philosophe dŽconstruit nos illusions, notre soif de pŽrennitŽ, l'idŽologie mme du progrs et simultanŽment rŽcuse toute forme de nostalgie et dŽsigne la fin d'un monde, d'un ordre.

 

L'artiste expose de la peinture qui n'est plus de la peinture, mais des images mutŽes, mutantes en mutation, en somme des images ˆ notre image des images qui disent l'accŽlŽration et la globalisation du monde, sa technicisation, sa pandŽmie. Mais l'artiste cependant continue de nous offrir de la peinture, et avec elle son histoire et ses ruptures, et toujours son immobilitŽ silencieuse qui nous arrache au monde, ˆ sa tyrannie, et nous arrte et nous maintient dans la contemplation.

 

Les peintures assistŽes par ordinateur de Joseph Nechvatal activent tout un rŽseau de mŽtaphores,  balisent des univers finis et infinis, des espaces symboliques, constituent des Žcosystmes.

 

Ce qu'Žlabore Joseph Nechvatal c'est un art qui rend compte ˆ la fois de l'inconciliable et de l'irrŽfutable, qui rend compte de deux rŽalitŽs le rŽel et le virtuel, que menacent et dŽtruisent le virus, la bactŽrie, fussent-ils vivants ou artificiels, un art donc qui est une expŽrience de sens.

 

Ainsi que l'Žcrivait Deleuze, "l'artiste n'est pas seulement le malade et le mŽdecin de la sociŽtŽ, il en est le pervers".

 

 

 

 

Danielle Delouche

4 septembre 2005

 

 

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